14
Expliquer la beauté de Virginia. L’ai-je seulement connue, cette beauté, cette gerbe blonde ? L’homme qui est assis là, devant la bouteille vide, dans la cuisine de Rethel, lève la tête, écoute la pluie claquer sur la vitre, et se remet à écrire. Il profère aussi quelques jurons, entre les phrases. Voici.
Son visage était un paysage aux lumières changeantes. On eût dit que les variations de l’humeur (du cœur ? du rêve ?) s’y inscrivaient comme l’ombre et la lumière d’un ciel tourmenté sur le flanc d’une colline. Rien de plus émouvant que ces passages du clair à l’obscur sur un front doucement galbé, à la peau fine et mate, sous laquelle on devinait l’os comme le tain d’un miroir. À ce miroir, on se heurtait sans se reconnaître. Le beau front de Virginia s’ensoleillait quelquefois les jours de longue pluie, et ces clartés inexplicables troublaient plus encore que les mélancolies. Lorsqu’elle parlait, sa voix chantante, aux inflexions un peu rauques, bouleversantes dans les basses, s’insinuait vers une région secrète de notre être et prenait possession de la solitude, mais à quoi bon chercher à démêler de telles sensations ?
Virginia c’est à toi maintenant que je m’adresse. Tu ne m’entendras jamais, tu es restée la jeune fille d’autrefois dans je ne sais quelle ville sud-africaine où je n’irai jamais, où je ne flânerai jamais en te prenant la main sous la clarté pulpeuse d’un soleil inconnu.
Mille fois j’ai tenté de raconter l’aventure. Mais quelle aventure ? Ce soir-là, chez Martin, ce premier soir de Deventer, j’étais trop distrait encore par les agaceries récentes de C..., et le corps de Mina me hantait toujours sans que je veuille me l’avouer. Virginia n’était qu’une forme à peine lumineuse dans le coin le plus sombre et solitaire d’un salon balancé par le roulis d’une musique trop lente. D’elle seule, de Virginia comme prostrée, indifférente, émanait un silence de vraie nuit, naissait une pâleur d’étoile et de lointain abstrait. Je voudrais, comme je voudrais ! avoir encore mal, et faire sonner mon rire faux en tournant le dos à l’étoile, pendant le solo de Dexter Gordon. Le lendemain, sur la banquette arrière de la voiture pilotée par Wim, à ma droite le corps exubérant et chaud de Caria, et à ma gauche le silence, le même silence, le silence nocturne d’une Virginia que l’on ne pouvait cependant contempler sans être aveuglé, soleil noir, disque de feu, de braise et d’or, astre inca, toute la stupeur des mouvements d’éclipses, et j’ai honte des mots crasseux que j’aligne. Enfin comment exprimer la beauté insoluble que l’on a dans le cœur tout à coup ?
L’estaminet de Gil, la salle étroite encombrée de l’immense billard, les chaises bancales alignées le long du mur entre les tablettes luisantes de cire où les joueurs posent les petits verres de Schiedam, le long comptoir avec son avancée de cuivre rouge jetant des feux dans la pénombre, la lumière jaune concentrée sur le tapis vert, et Gil, boiteux d’une ancienne blessure coloniale, sa jovialité rude et les multiples parlers dont il use indifféremment, souvenirs d’une existence aventureuse, sauf à n’avoir été qu’imaginaire. Les garçons ont entamé un cent. Caria plaisante avec Gil. Virginia, toujours immobile, est assise à ma droite, je ne joue pas, je bois un vieux clair (een ouwe klare) où scintille un reflet de safran. Virginia porte une robe longue, façon créole, et ses mains blanches sont posées sur ses genoux serrés. Les ombres des joueurs sur le tapis sont traversées par l’éclat rouge et blanc des boules. Les carambolages se succèdent, et jamais ce n’est le même son, tambour, roulements syncopés d’une partition illisible. Gil chantonne entre les coups, de sa voix dont il force l’accent faubourien ou patoisant. Virginia n’en finit pas de se taire. Il me semble que je l’entends se taire. Je me tourne vers elle. Je vois son visage de profil, légèrement baissé, de sorte que la lumière effleure son front transparent et lui donne, entre les deux masses réparties des lourdes nattes de lin, ce ton de vieil ivoire qui est celui des boules blanches. Je devine, je distingue à peine, l’arête du nez court et droit, le faible frémissement de l’ourlet des lèvres, le rose pâle d’une joue, la grâce alanguie d’une épaule (encore une fois des mots, et quels mots décharnés !) Rien de tout cela n’a existé. Rien n’existe. Dans mon logement froid, avec mes mains glacées, j’invoque un fantôme fidèle et fuyant, le luxe ensoleillé d’une chevelure, un corps précis et inconnu, Virginia, un prénom de vierge exotique ou banale, est-ce que je sais ?
Je sais que j’ai froid, que sur Rethel continue de tomber la pluie, et n’est-ce pas ces mêmes ondes de froid qui m’ont envahi lorsque je scrutais le visage songeur (et de quel songe interminable ?) de Virginia dans l’ombre enfumée du bistro de Gil ?
— On a faim, Gil, s’écrie un des garçons.
Gil nous sert d’énormes tartines de jambon surmontées d’œufs brouillés, que nous avalons accompagnées de litres d’une bière brune à l’arrière-goût sucré. J’observe encore Virginia qui mange peu, se contente d’eau, ferme les yeux. Caria rit très fort en soufflant l’écume ocrée de son demi ; elle embrasse Wim et lui plaque sur le nez de minuscules morceaux d’omelette. Frits prend un air outragé. Virginia reste sérieuse, étrangère à toute exubérance. Je vais lui parler, bien qu’il me faille vaincre une insoutenable timidité (une pudeur nouvelle), je me sens devenir si gauche que mon verre tremble entre mes doigts, que, sous le col de ma chemise, la sueur se glace. Je bredouille quelques mots en néerlandais.
— You may call me Virginia, murmure-t-elle.
Je réponds stupidement :
— O.K., Virginia.
Et c’est tout.
Dans l’après-midi, elle regagne la maison de ses hôtes, les parents de Martin. Je ne la reverrai ni ce jour-là, ni le lendemain.